RECALIBRAGE | Cycling Canada Cyclisme

par Annie Foreman-Mackey, athlète de l’équipe nationale sur piste et membre de l’équipe olympique de Tokyo 2020 

Ma respiration est lourde, je peine à retrouver mon souffle au moment d’atteindre le sommet de la colline qui se trouve le long des banques espagnoles – 3 min 58, 3 min 59, 4 min, terminé. J’arrête de pédaler et je m’accorde un répit de quelques secondes avant que mon vélo perde sa vitesse et que j’ordonne à mes lourdes jambes de recommencer à faire tourner les pédales. Les étoiles scintillent, la légère brume qui provient de la mer rafraîchit mes joues en sueur. Quand je tourne la tête vers la droite, ma lampe frontale éclaire deux piétons un peu perdus qui sont témoins de la scène qui s’offre à eux. J’admets bien volontiers que ce n’est pas comme ça que j’imaginais que l’entraînement allait se passer à l’approche de la plus importante course de ma carrière.

Ma décision de commencer à étudier en médecine à l’automne n’en est pas une que j’ai prise à la légère. Même si j’ai bien pris soin de prévoir des plans de rechange, je me suis retrouvée contre toute attente à la croisée des chemins au printemps. Mes coéquipières et moi avions réussi à nous qualifier pour les Jeux olympiques de Tokyo et la préparation s’annonçait bien pour la compétition qui allait avoir lieu au début du mois d’août 2020. J’avais par ailleurs été admise à la faculté de médecine que je ciblais en premier lieu, celle de l’Université de la Colombie-Britannique, et la session allait commencer à la fin du mois d’août 2020. Ma planification avait porté ses fruits : je n’allais avoir aucune distraction à l’approche des Jeux et j’avais jeté les bases de ce qui allait suivre afin de me permettre de quitter le cyclisme en douce après Tokyo et d’entreprendre le chapitre suivant de ma vie ainsi que ma carrière de médecin.

Quand les Jeux olympiques ont été reportés, je me suis dit que l’engagement profond que j’avais pris à l’endroit de mon équipe et de tout le monde qui m’a soutenue dans mon parcours de cycliste était la priorité qui l’emportait sur tout le reste. L’honneur de représenter le Canada sur la plus grande des scènes est à la fois un privilège et une responsabilité, et c’est ce que j’ai toujours rêvé de vivre. Le sport a cette formidable capacité d’unir l’humanité entière et d’offrir un brin d’espoir malgré toute l’incertitude et la déconnexion qu’on ressent souvent de nos jours.

Mon engagement à l’endroit de mon travail dans le domaine de la santé, de la médecine et de la justice sociale reste entier. J’aspire à devenir une prestataire de soins qui pourra accompagner les gens durant les périodes les plus vulnérables de leurs vies, à pouvoir bien les guider dans les décisions qu’ils prendront en matière de santé et à militer pour qu’on ait des milieux plus larges et aptes à prendre soin de tous les gens de toutes les communautés. J’ai eu la chance de pouvoir faire ce genre de travail tout au long de ma carrière sportive, alors que j’ai complété ma maîtrise en santé publique en tant qu’étudiante à temps partiel à l’Université de Toronto, et notamment eu l’occasion de mener des entrevues de recherche depuis différents fuseaux horaires et rédigé la plus grande partie de mes travaux finaux à bord d’un avion ou dans les résidences qu’occupait l’équipe un peu partout dans le monde.

Au fil des ans, j’ai vécu, respiré, pleuré, argumenté, exploré et grandi avec mes coéquipières de la formation de poursuite par équipes. Elles m’ont accompagnée sans relâche dans ma démarche d’étudiante, révisant mes notes de politique sur la réduction des dangers, m’écoutant quand je répétais mes présentations orales, m’aidant à réaliser des simulations d’entrevues, me conseillant sur mes tenues d’affaires décontractées et me rappelant qu’il était l’heure d’aller au lit. Et plus important encore, elles ont eu confiance en moi, confiance que j’allais me présenter aux compétitions pour aider l’équipe quand il le fallait, même quand il a fallu que je prenne l’avion en Nouvelle-Zélande pour aller à Vancouver pendant une période de 48 heures, le temps de compléter l’entrevue en personne que je devais accorder à la faculté de médecine, tout ça au beau milieu de notre préparation menant aux Championnats du monde de l’an dernier.

Même si je connais bien les aléas de la vie d’athlète-étudiante, l’automne a certes mis à l’épreuve ma capacité à réussir dans les deux domaines. Cela m’a aussi ramenée à mes premiers moments dans le cyclisme, quand j’étais au début de la vingtaine et qu’il fallait planifier des randonnées à vélo en groupe avant d’aller travailler ou bien tard le soir, à la lueur de ma lampe frontale. Ces dernières années, toutefois, je m’étais habituée au fait d’avoir le privilège et la latitude de déplacer les heures de mes séances d’entraînement au fil des journées, d’attendre que le soleil se lève ou d’aller passer du temps dans un café à la fin d’une séance d’entraînement à vélo. Aujourd’hui, j’enfile mon ensemble pendant que j’écoute les dernières minutes de mon cours, je bois mon breuvage de récupération dans la douche et mes camarades ne manquent de remarquer les traces de casque que j’ai encore sur le front quand je me connecte à ma classe Zoom en après-midi.

En plus de renouer avec mes vieilles habitudes d’athlète-étudiante, les derniers mois m’ont aussi permis de raviver l’amour que je ressens pour mon sport, ainsi que le sentiment de liberté et le goût de l’aventure qui m’ont initialement incitée à faire du vélo. C’est facile de se perdre dans les détails et d’avoir des œillères quand on se retrouve dans une bulle d’athlète et qu’on se concentre exclusivement sur la quête de la haute performance. Parfois, c’est nécessaire de le faire. Cependant, quand le monde s’est arrêté en mars, j’ai pris un pas de recul et j’ai cherché à intégrer plus de créativité dans ma façon de m’entraîner. J’ai planifié des randonnées axées sur le goût de l’aventure, j’ai couru sur des sentiers, j’ai nagé d’un bord à l’autre d’un lac et – au moment de traverser le pays en voiture dans le but de m’installer à Vancouver – j’ai enfourché mon vélo de Jasper à Banff, puis d’un côté à l’autre de la Colombie-Britannique, avec des amies et des coéquipières.

Ces jours-ci quand je m’entraîne, plusieurs de mes séances se passent en gymnase ou à vélo comme d’habitude, mais je me permets aussi de pédaler sur du gravier, de courir sur des sentiers et de faire du ski de patin. Je suis un plan moins strict qu’avant et je me laisse davantage guider par ce que j’entends quand j’écoute mon corps, ce qui m’aide à prévenir l’épuisement ou la maladie. C’est une approche qui a permis de bâtir un rapport de confiance entre mes entraîneurs, mes coéquipières et moi, et qui m’a permis d’avoir confiance en moi, de faire confiance en mes années d’expérience comme athlète. J’ai commencé à bien exploiter la force que je suis en mesure de tirer de ces parcours sportifs et scolaires, qui s’avèrent complémentaires, qui viennent soutenir et renforcer ma capacité à performer dans l’autre domaine. Ce n’est pas facile, et je continue d’apprendre où se trouvent mes limites. Cependant, comme c’est le cas pour tout ce qu’on fait dans la vie, ça reste un travail en cours.

Ce parcours n’est pas celui que je prévoyais, mais personne n’aurait pu prédire comment la dernière année allait se dérouler. Nous sommes tous en train de nous habituer à constamment revoir et reconstruire nos attentes, nos normes, nos façons de connecter et notre raison d’être. Je n’ai pas rêvé de commencer ma formation médicale – une profession qui est fondée sur les rapports entre êtres humains et les contacts par le toucher – en restant assise et connectée à Zoom huit heures par jour, ou de vivre mes premières interactions avec des patients derrière un masque, un couvre-visage et des gants. Je n’avais pas du tout prévu cette bizarre année boni que nous a offerte cette « quadriennale » olympique. Je trouve encore ça difficile de mettre le sport à sa juste place dans une société où les gens sont ébranlés et sont collectivement en deuil, où il faut faire face à une longue suite de microdécisions, d’évaluations des risques et de recherche d’équilibre éthique en matière de sécurité et de responsabilités dans le contexte de la pandémie de la COVID-19.

À ma première visite d’une pratique familiale en septembre, mon précepteur m’a envoyée dans une salle d’examen en compagnie d’un patient afin de discuter d’une condition médicale dont je n’avais appris à prononcer le nom que quelques minutes plus tôt. Je ne me sentais pas à l’aise du tout, ni compétente, et je n’ai pas cessé de présenter mes excuses au patient. Après, mon précepteur a reconnu que « je savais que tout ça te semblerait inconnu, et c’est pourquoi je voulais que tu vives cette rencontre clinique. La plupart du temps, tu n’auras pas la réponse devant toi en médecine, et tu devras apprendre à naviguer dans cette incertitude, dire que tu ne sais pas et élaborer un plan quand même. » C’est un peu comme ça que nous abordons notre préparation en vue des Jeux olympiques de Tokyo en 2021. Nous ne savons pas quelle allure tout cela prendra, mais il faut élaborer un plan et foncer dans l’inconnu. Je sais aussi que je vais savourer ces 48 derniers tours autour de la piste d’une façon que je n’aurais pu jamais imaginer il y a un an.